L’édition bilingue est pour le traducteur un risque et un réconfort. Tout défaut éventuel, de la lourdeur occasionnelle à l’erreur manifeste, est exposé aux lecteurs astucieux. En même temps, le traducteur peut se consoler du fait que ces imperfections n’égareront pas le lecteur. Peut-être celui-ci saura comprendre d’autant plus les défis et apprécier les triomphes.
Ainsi le texte bilingue avertit les lecteurs par sa nature. Ne prenez pas la traduction au mot, semble-t-il leur dire. Regardez-la face à sa source, considérez les regards successivement opaques et transparents qu’elles échangent. Peut-être verrez-vous dans leur dialogue un peu de ce que Stéphane Mallarmé, le poète symboliste français, a nommé la « langue suprême » qui nous manque. Peut-être l’éclat de la « pure langue » que Mallarmé a inspirée au critique Walter Benjamin brillera au travers de la traduction.
Une telle langue n’est peut-être pas si éloignée de l’objet des mystiques en quête de Vérité, ainsi que des médecins à la recherche de traitements – tous souvent auteurs d’aphorismes… Mais ce ne sont pas là des questions que le traducteur doit résoudre au préalable. Je me limiterai à un aperçu des conditions linguistiques de la production du présent ouvrage, et surtout de ses marges brouillées où le langage tente d’aller au-delà de son sens pour parler à l’être humain de ce qui le dépasse.
Deux par deux plus un
Ces aphorismes sont des actes de multiplication. Un texte signé par deux auteurs se trouve multiplié par sa traduction en une seconde langue. Quant au livre, il s’insère en une série d’éditions bilingues qui ont multiplié les combinaisons linguistiques, couplant le français avec l’arabe, l’italien, et l’anglais. Dans le texte, le langage humain se conjugue au corps et à la nature, à l’esprit et au divin.
La traduction vient donc amplifier une dynamique déjà présente dans la forme dialogique du texte. Ces aphorismes s’enchainent par une opération traductrice. L’un pose un ensemble de termes et les rapports entre eux ; le suivant en transforme le sens en disposant ces termes autrement. Ainsi se met en marche le mouvement qui anime le texte.
Bien que l’aphorisme soit un nouveau genre chez Zaki et Herman, il reprend dans une nouvelle forme un style qui ressort de leur poésie précédente. L’aphorisme se distingue principalement en se prêtant au dialogue. Dans leurs autres ouvrages, l’apport de chaque auteur peut varier d’un seul vers jusqu’à plusieurs strophes. Il n’y a pas de règle qui fixe la longueur de la contribution. Ici s’impose une stricte alternance au niveau de l’aphorisme, dont la forme exige des énoncés complets de chaque écrivain.
Il existe une curiosité propre aux lecteurs de textes écrits à plusieurs mains, « poésie entrecroisée » selon la désignation de Zaki et Herman. Ils désirent savoir qui a écrit quoi, comme si l’écriture ne pouvait être que le fruit singulier d’une seule plume. Au premier abord, nos auteurs semblent donner satisfaction à cette curiosité en différenciant leurs contributions par la typographie. Mais on ne peut pas lire les caractères droits de Zaki ou les italiques de Herman seuls comme un discours continu attribuable à une perspective individuelle. La typographie du texte sert principalement à marquer le dialogue. C’est l’alternance qui pèse dans l’affaire.
Le langage aphoristique
Composer des aphorismes relève d’une longue tradition poétique. La littérature aphoristique semble aussi âgée que l’écriture elle-même, ce qui suggère une origine dans une forme orale qui facilitait la mémorisation et la transmission du savoir. Le mot « aphorisme », sinon le genre, prend source dans le discours médical de la Grèce antique. Les Aphorismes du Corpus hippocratique associent science médicale et procédés littéraires pour transmettre les principes de la médecine de façon littéralement mémorable. Le premier et plus connu des aphorismes hippocratiques résume la relation temporelle de la vie humaine aux arts médicaux : la nature fugace de la vie s’accorde mal au temps nécessaire à la maîtrise et la pratique de la médecine. Les premiers mots de cet aphorisme ont pris leur propre envol, surtout en se référant à leur traduction latine : ars longa, vita brevis, « l’art est long, la vie courte ». La dérive sémantique du mot « art », qui passe du sens de la technique à celui des arts plastiques, produit une autre interprétation : la vie est courte, mais l’art est éternel ; les œuvres survivront à leurs auteurs. Mais bien avant cet emploi tardif de la version latine, les aphorismes hippocratiques ont voyagé sur d’autres terres, dans d’autres langues, à savoir l’arabe et le syriaque dans l’est et le sud du bassin méditerranéen. Là aussi les érudits prennent la parole d’Hippocrate comme un ample diagnostic de la condition humaine. A travers les siècles, ils débattent à propos des meilleures interprétations de son aphorisme dans le contexte restreint de la médecine et dans celui plus large de la vie humaine. Comme autant d’auteurs grecs, c’est en al-Andalous que naît l’Hippocrate latin dans sa traduction de l’arabe.
Ce parcours rapide d’un seul volet de l’histoire de l’aphorisme suggère des fils conducteurs pour lire ce Dialogue en aphorismes. Si les aphorismes servent la science par leur brièveté et concision, ces mêmes qualités les imprègnent de sens pluriels propices à la contemplation philosophique et spirituelle. A partir de la forme médicale de l’aphorisme, on peut donc se demander comment la langue exprime la condition du corps et sa perception dans l’intellect. Et avec le sens plus large de l’aphorisme, comment le langage qui parle du corps peut témoigner des conditions existentielle et spirituelle.
Le langage humain et au-delà
Avec ces aphorismes, Zaki et Herman ne cessent de pousser le langage au-delà de ses dimensions humaines et linguistiques, que ce soit par rapport au corps, à la matière, à la nature, ou au divin, et ce sont les deux derniers qui priment. L’apparente solidité de l’humanité se trouve mise à l’épreuve de la langue qui est censée être son garant. Ce n’est pas dans le but d’en finir avec l’humain, mais de s’en approcher dans toutes ses intrications. En faisant abstraction d’expressions langagières, on cherche à énoncer les conditions matérielles et spirituelles de l’existence, lesquelles ne peuvent pas être exprimées par la parole.
En évitant d’orienter davantage la lecture qu’on fera de ces aphorismes, j’offre ma propre lecture du Dialogue, basée comme elle est sur l’expérience intime de la traduction. C’est ainsi que ces aphorismes ont résonné en moi pendant que je travaillais leur langage, tout en sachant qu’ils le feront autrement en d’autres lecteurs.
Matthew Brauer, 29 juillet 2020, Université de Knoxville, Tennessee, U.S.A.