SUR LA ROUTE DU TEMPS

À la mémoire de

Lalla Oumhani El Khiati

 

Un livre à quatre mains n’est pas de tous les jours. On connaît les quatre mains du piano. Pour écrire de la poésie ou faire de la musique à l’unisson, il faut être dedans, sur la même route, rêver les mêmes signes, être à la fenêtre du monde comme deux oiseaux dansant sur une allège.

C’est ce qui arrive dans ce recueil de poèmes. Deux âmes qui se croisent comme des êtres vivant sur la ligne de l’univers, deux albatros regardant le monde d’une hauteur de poètes à l’immense sensibilité.

Jacques Herman et Maria Zaki : leurs noms nous en disent long. L’Orient et l’Occident, l’Europe continentale et le nord de l’Afrique, dans un espace euro-méditerranéen qui dialogue sur le rythme de la poésie et du sens de l’histoire.

Le titre de leur aventure poétique exprime tout : Les Signes de l’absence. Le sous-titre aussi, Poésie entrecroisée. Les mots qui se rencontrent dans le vent de la vie.

Ce sont des poèmes sur le temps, sur la vie qui s’en va, sur le regard du monde, la distance entre nous et les choses. Un regard de femme et un regard d’homme : c’est-à-dire l’être dans sa totalité. On reconnaît la poésie et l’art. La peinture et l’histoire. Sur la route du temps.

Le temps !

Que de poèmes sur le temps dans le cours de l’histoire ! Temps de toute sorte, qui ronge et qui exalte, qui est souffle et sens du passage, inéluctabilité et engagement.

Jacques Herman et Maria Zaki se situent sur la lignée du poète latin Virgile : fugit irreparabile tempus, et parfois aussi de Charles Baudelaire. Nous percevons les « chants d’oiseaux », le « bruit du vent dans les branchages », « les anges du Très-Haut » et « nos délires ».

On est dans une symphonie du temps. Les mots et les jours résonnent comme des étoiles, pour illuminer « le temps [qui] s’envole », en déployant ses ailes. Partout des notes, des échos, « d’éternelles mélodies / qui frémissent dans l’air / comme des grains de folie / au soleil levant ».

Les deux poètes sont « tranquillement assis / au bord de la rivière », et captent les chuchotements de la vie, le regard ouvert sur les signes du cosmos. Ils éclaircissent « ce qui fut / sans lumière » et prennent le large, dans la vague des « chants anciens », « des mélodies au fil des ans / devenues improbables ».

Les souvenirs se cachent dans l’ombre. De temps à autre, c’est la lumière salvatrice. Cette lumière est en nous, dans notre être. Pour vivre, il faut la chercher, s’illuminer d’elle, de l’espoir, du bonheur, malgré un sens de l’éphémère.

« Contre les affres du temps » – un titre baudelairien –, il faut éviter les fausses fleurs, et rêver les yeux ouverts, « pour faire naître dans notre âme / jusque tard dans la nuit / un soupçon de lumière / un zeste de bonheur ».

Les mots, la seule arme du poète pour vaincre le temps, se mettent en marche. Ils bougent par les cieux comme des étincelles dans l’univers. Ils s’aventurent par toits et caves, collines et vallées, hauteurs et profondeurs. Par leur innocence, ils chassent le mal. Même quand ils gèlent, ils continuent sur leur route silencieuse, disant à l’être : « Entends-tu la mer / Au fond du coquillage ? ».

Le poète indique la route à suivre. Il faut capter les rumeurs infimes qui s’ouvrent « vers l’absolu ». L’absolu n’est pas mort. Il est là, sur la route de l’horizon. C’est à nous de le capter et de le suivre.

Jacques Herman et Maria Zaki donnent ainsi un rôle central à la fenêtre, comme il arrive chez Stéphane Mallarmé et Guillaume Apollinaire, et chez tant de peintres. La fenêtre est le lieu entre l’intérieur et l’extérieur, la maison et le monde, le corps et le rêve. Les deux poètes s’exclament :

Il n’est d’utile que les fenêtres

Que la vie jour après jour

Opacifie inlassablement

Et qui s’ouvrent à la fois

Sur les abîmes de l’être

Et les gouffres du néant

Elles nous tiennent lieu

D’interface

Entre la conscience

Et la folie de l’obscur

Et alors, si nous voulons vivre, nous devons « tourner la page », et ouvrir le livre du monde :

Ouvrez le livre

Pour commencer

Puis remontez

Le cours du temps

Le cours des âges

Sans rechigner

Les Signes de l’absence s’entrecroisent comme un « livre blanc ». On les ouvre pour retrouver le chemin perdu.

C’est la raison qui m’a poussé à les présenter en double langue, l’original français et l’italien. Deux poètes, deux langues, une seule vision, un seul message, un seul bonheur de lecture.

Mario Selvaggio, Université de Cagliari

le 19 novembre 2018