Par amour de la poésie
Introduction
Sans vouloir justifier l’écriture poétique par une quelconque nécessité impérieuse, nous ne pouvons ignorer que le monde dans lequel nous vivons connaît des ravages industriels incompatibles avec l’écologie et la santé, de multiples guerres et un état d’indigence aggravé pour de nombreux êtres humains. L’humanité semble avoir perdu ses repères et égaré ses valeurs essentielles. En avoir pleinement conscience incite à écrire une poésie chargée de sens afin d’éviter de s’enfermer dans l’obscurité de l’indicible. Il s’agit d’une expérience salvatrice, d’une préservation de ce qui importe dans le fait poétique, à condition d’éviter le piège de l’obsession du politique qui affaiblirait la poésie et menacerait sa liberté. Et cela ne se fait pas sans une réinvention de soi dans une langue relationnelle, bien que contrariée, avec la réalité humaine qui repose sur des fondamentaux tels que la mémoire, l’identité et l’errance.
Mémoire
Pour vivre et écrire dans un tel désir créatif, la mémoire se met implicitement à l’œuvre, comme une force motrice réelle mais cachée. Ce que Gaston Roupnel exprime dans Siloë par : « L’énergie n’est qu’une grande mémoire ». L’espace-temps de l’acte créatif permet l’exploitation naturelle de sensations, d’impressions et de rythmes que la mémoire a enregistrés et qui peuvent être multiples et extraordinairement riches. La question, selon Gaston Bachelard dans « L’intuition de l’instant », essai publié en 1932, est : « Pourquoi la cellule nerveuse enregistre-t-elle certains événements et pas d’autres ? ». La réponse se trouve peut-être dans la multitude de manières dont chaque personne a recours à sa mémoire. En tout cas, et selon toute vraisemblance, le prolongement par continuité des pensées provenant de la mémoire n’empêche pas le surgissement d’une idée singulière en discontinuité qui n’attend que l’instant propice pour renaître.
C’est également la mémoire qui, en offrant une résonance lointaine, permet de percevoir l’illusion du temps présent et d’aborder la réalité avec discrétion et humilité car, comme le souligne Régis Debray dans « Par amour de l’art », un essai de 1998 : « Les savoirs progressent mais les sagesses demeurent ». Notre part de création peut donc instaurer une manière de mémoire, une qualité de présence de l’absent, une vérité de l’art et de la pensée partagés le long des siècles, sans oublier que le monde n’est pas coordonné par les forces du passé. « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté » Bachelard, dans « L’intuition de l’instant ».
Identité
La notion d’identité pourrait, dans un premier temps, être associée à celle de l’esthétique qui permet d’écrire dans un style langagier propre, plus ou moins reconnaissable par le lecteur. Mais cela ne doit pas empêcher l’ouverture sur d’autres possibles, sous prétexte d’une continuité ou d’une constance qui ne serait en fait qu’une illusion. Ce qui est en jeu, c’est ce qui éveille notre sensibilité, ce qui revient avec insistance, ce qui nous fait signe tant qu’il nous fait signe. « L’art, puisqu’il le manifeste, doit épouser le mouvement ondoyant de la sensibilité » relève Baudelaire dans ses « Ecrits sur l’art ».
N’oublions pas que ce sont des observateurs qui, le plus souvent, caractérisent le style des auteurs. Il en va de même en ce qui concerne la classification en genres littéraires. Rabelais n’avait jamais appelé son « Gargantua » et son « Pantagruel » romans. Ce sont devenus des romans au fur et à mesure que les romanciers ultérieurs : Sterne, Diderot, Balzac, Flaubert, Chamoiseau… s’en sont inspirés les intégrant de facto dans ce genre et les reconnaissant comme une des premières formes du roman. Ce qui détermine l’identité, ce n’est donc pas l’unilatéralité d’une volonté mais les circonstances, les rencontres, les trajectoires, les aspirations diverses et les hasards. Cela montre que l’altérité, ou la présence de l’autre, fait partie intégrante de l’identité.
Cela dit, certaines œuvres peuvent porter une identité très marquée, une pensée ouverte sur l’évocation de l’intime aux signes que revêtent les choses du monde, de ce qui fait les sources, les chemins, les péripéties d’une vie transcrite. Mais dans tous les cas, comme le souligne Pascal Quignard : « Nous sommes des sortes de vides enrobés de vêtements, d’habitudes, de filiations, de langue apprise et de beaucoup d’étude. Ce vide est beaucoup plus fondamental que l’égo, que le principe d’identité, que le sujet de la phrase, ces danseurs fardés ».
Errance
Le désir qui fait naître et perdurer la possibilité de l’écriture poétique est toujours pourvu d’errance. Larguer les amarres, avancer seul, loin de tout port d’attache, se tromper parfois, puis analyser ce que l’on a découvert, ce que l’on a vécu. Errer, c’est avoir l’écoute très fine pour entendre la musique éternelle de la nature, c’est se mettre dans un état de communion avec le monde extérieur. Cet état où l’être se trouve à l’affût de tout signifiant qui entre dans le cadre de sa quête de transcrire la vie, profite à l’acte créatif de manière quasi-certaine. Pour certains, ce sera la mer, pour d’autres, la forêt ou la montagne... Dès l’instant où éclate la note juste dans l’esprit, la partition peut commencer. L’errance incite à créer et à se créer.
La poésie n'est pas une écriture comme les autres, elle renverse le principe de présence du sujet dans l’évènement car ce qui parle chez un poète est un pluriel de voix qui, en le hantant, lui ouvre la possibilité du chant. Libre et poussé par les quatre vents, le poète n’attend pas l’avenir, il l’invente. C’est pourquoi il est tantôt pris pour un rêveur, tantôt pour un fou ou un illuminé. Pourtant, l’inquiétude fondamentale qui l’affecte n’a rien d’irréel. Elle féconde son regard et l’invite à repenser la vie, afin de voir un peu plus clair dans la confusion de l’être et celle du monde. Mais il sait qu’aucun langage n’est capable de sauver le monde. Il peut, tout au mieux, être une image éphémère et limitée de ses luttes et de son espérance renouvelée.